Dr. Nasio : « Nous apprenons partout dans le monde à vivre confinés ».

Le célèbre psychanalyste et psychiatre J.-D. NASIO a été interviewé au sujet de la pandémie par la journaliste Maria Laura AVIGNOLO, correspondant à Paris du quotidien argentin Clarin.

« Cette pandémie de coronavirus apocalyptique est un exercice d’humilité pour l’humanité. Mais il est vrai que cette humilité ne peut se ressentir qu’après que chacun de nous a été pris par la peur de la maladie et de la mort et pris par nos pulsions les plus primitives réveillées par le confinement auquel nous sommes tous contraints. C’est alors qu’en ayant vécu la peur et les difficultés du confinement, nous comprenons sereinement, combien nous devons rester humbles devant la furie de la nature. »

Tel est le diagnostic du Docteur Nasio, l’un des psychanalystes les plus connus en France. Ses très nombreux livres ont été traduits en 14 langues.

Le Dr Nasio nous a parlé des effets psychologiques de cette pandémie et de la manière de l’affronter. Pour lui, « le confinement va durer quelques semaines et non pas des mois » car les autorités sanitaires et les chercheurs trouveront un moyen de l’endiguer.

« Nous n’oublierons pas ces moments de pandémie, ces moments d’apocalypse. Même la science-fiction, n’a pas imaginé qu’un virus d’une telle virulence allait envahir la planète. C’est impressionnant. La terre entière est touchée. Cependant, la chose la plus merveilleuse, c’est que nous réagissons très bien au niveau mondial bien qu’il y ait des défaillances sanitaires dans chacun des pays concernés ».

ML A. Comment analysez-vous la situation en France ?

DR. N. En France, nous avons certaines carences très graves : il y a des morts, de nombreux patients touchés et la contrainte d’un confinement parfois insuppor-table. Nous apprenons tous à vivre confinés. Je veux vous transmettre le sentiment que nous supporterons du mieux possible cette pandémie virulente qui touche les pays du monde entier. Je ne m’explique pas comment nous, les humains, sommes capables de si bien nous adapter. Justement la race humaine se distingue des animaux par sa faculté d’adaptation aux plus dures épreuves.

Comment affronter mentalement cette crise pandémique sans devenir fou ?

Nous sommes des êtres humains qui plient mais ne se cassent pas. Soyons conscients de cela. Regardons autour de nous. Non seulement nous accomplissons le geste solidaire d’applaudir à huit heures du soir, les professionnels de la santé qui nous aident, les médecins, les infirmières, mais nous redécouvrons surtout la fraternité qui nous unit. L’enfermement et la peur ne nous empêchent pas de sortir sur le balcon et de partager une ovation collective, merveilleuse reconnaissance à tous ceux qui se battent sur le front de la maladie.

Comment les gens vont-ils vivre cela ? Comme une calamité mondiale ? Comme une punition ? Comme une opportunité pour une nouvelle société ?

Des trois façons. Je pense qu’il y a certaines personnes, comme dans l’histoire biblique, qui pensent que c’est Dieu qui nous punit, comme s’il nous punissait pour notre prétention à la mondialisation. La mondialisation a été et est quelque chose d’absolument impertinent pour un être supérieur comme Dieu. C’est une prétention insolente de l’homme. Dieu nous dit : « Vous voulez être universalistes ? Vous voulez être mondialistes ? » Qu’à cela ne tienne. Le mondialisme va être l’agent de transmission de la maladie la plus virale et la plus terrible qui vous ait touchés jusqu’à présent ». Il est vrai qu’un sentiment de punition répond à la prétention des hommes. Beaucoup, parmi nous, pensent que c’est une merveilleuse occasion de surmonter une épreuve très difficile. C’est notre défi de sortir vainqueur de cette situation.

La pandémie force au confinement. Quels sont les effets de l’isolement ? Comment faire face à la catastrophe familiale sans divorcer ?

Le confinement réveille nos pulsions les plus primitives. Ce sont les pulsions d’amour, sexuelles, d’autoconservation mais aussi les pulsions agressives. Les pulsions les plus primitives sont celles qui nous rapprochent de l’autre et celles qui nous séparent de l’autre. Le confinement stimule, excite, les deux types de pulsions : celles qui séparent et celles qui unissent. Voici un exemple de pulsion qui unit : j’ai deux patientes, au téléphone, qui semblent s’être copiées mutuellement. L’une me dit : « Docteur, je n’en peux plus. Mon mari veut faire l’amour tout le temps. Puisqu’il est désœuvré, la seule chose à laquelle il pense, c’est au sexe ! Je ne peux plus le supporter ! Je ne sais pas comment lui dire non ! Nous nous battons à cause de cela ». Et la seconde, m’a également consulté pour cette même raison. Je me suis dit alors, mais qu’est-ce qui se passe ?

Il va y avoir un baby-boom! (rires)

Effectivement. Les pulsions sexuelles sont excitées. La pulsion de se nourrir aussi : on mange plus qu’avant. La pulsion de dormir : on dort plus qu’avant. Les pulsions de regarder, de se s’autoconserver, de s’aimer, de s’attacher sont augmentées. Mais aussi, les pulsions de se séparer, les pulsions agressives. C’est ainsi qu’éclatent de nombreuses disputes. Entre parents et enfants ou adolescents qui ne supportent pas d’être confinés. L’adolescent a le besoin impérieux de se séparer de ses parents. La présence constante des parents le transforme en enfant et il ne veut plus être un enfant. Il veut être grand. Or le confinement le force à rester un enfant. C’est là que les tensions avec les parents apparaissent. Il y a aussi les conflits les plus classiques entre hommes et femmes qui ne se tolèrent plus. La femme, qui reproche à son mari depuis des années : « Tu me laisses toujours seule, tu n’es jamais là ! », ne peut plus supporter sa présence maintenant qu’il est contraint d’être là.

Comment survivre à tout ça ?

C’est cela le génie de l’être humain : nous endurons, nous nous adaptons, nous comprenons, nous vivons des moments de joie. Non seulement en sortant sur le balcon à huit heures du soir, mais en jouant aux échecs ou aux cartes, en écoutant de la musique, surtout de la musique d’hier. La musique de notre jeunesse, pour nous qui sommes vieux ou la musique d’aujourd’hui pour les plus jeunes. La musique est essentielle en ce moment.

Et l’humour ?

Nous rions beaucoup, mais parfois il y a aussi la peur. Il y a trois sentiments : le sentiment de la difficulté à vivre ensemble, le sentiment d’être heureux, de passer de bons moments. Comme me le disait un patient : « Je suis émerveillé, ravi, je fais ce que je veux. » Il semblait être un enfant au paradis du repos. Et puis nous avons l’autre sentiment, qui est la peur. La peur surgit quand vous découvrez à la télévision le nombre croissant de morts. Vous pensez à un proche ou à ceux que vous aimez, en particulier aux personnes âgées. Et là vous avez peur. Ce sont les trois sentiments : l’amour, la peur et, parfois, la difficulté, les défis et les combats.

Et l’incertitude de la crise, l’inconnu du lendemain, ne produiront-ils pas des situations extrêmes ? Suicides ou attaques de panique chez les gens ?

Oui, je pense qu’il y a une peur de l’avenir, personne ne sait. Certains disent que l’isolement va durer des mois, d’autres, comme moi, affirment que l’isolement va durer des semaines, pas plus. Trois semaines encore, je me risque à le dire. Je pense qu’à partir de la mi-mai, nous retrouverons une situation normale. Des mesures importantes sont prises pour détecter la maladie. La Corée du Sud a pu arrêter l’épidémie grâce à une immense quantité de tests. Tous les gens contaminés ont dû passer le test et l’épidémie a pu ainsi être enrayée. En France, nous essayons seulement maintenant. Il existe de nombreuses lacunes dans le système de santé français. Ce n’est qu’aujourd’hui que les gens sont détectés pour pouvoir arrêter la maladie dans son stade embryonnaire, au moment où quelqu’un présente déjà les premiers symptômes. Et si vous ne présentez aucun symptôme, le test confirme que vous n’êtes pas malade.

En France ces dernières heures, à Marseille, un traitement par le célèbre professeur Raoult, infectiologue, a commencé à être appliqué, qui parle de deux éléments qui pourraient guérir la maladie. L’un est l’hydroxychloroquine qui est un antipaludéen, et l’azithromycine, un antibiotique.

C’est ainsi. L’effet de la pandémie impliquera d’autres pays dans la recherche et la recherche de traitements possibles. Entre autres, ceux que vous mentionnez. Le problème est de se faire vacciner, c’est aussi la chose importante. Nous trouverons cette solution. L’être humain trouve toujours des solutions, toujours. Pour moi, le problème majeur n’est pas celui de la chaleur climatique, mais de la surpopulation humaine. Il y a une démographie galopante et c’est à ce problème que nous allons devoir trouver des solutions.

Comment répondre à la peur que chacun ressent à sa façon ? Faut-il l’assumer, faut-il la nier, faut-il la contrôler ? Que faire devant la peur ?

Il existe deux types de peur : la peur saine et la peur malade. Une peur saine est une peur normale, une réaction non excessive aux dangers qui nous menacent. En revanche, la peur malade est une peur excessive, qui présente trois particularités. D’abord, c’est une peur qui inhibe, qui paralyse. Ensuite, c’est une peur qui dure, qui devient chronique. Et enfin, c’est une peur insupportable. Ces trois caractéristiques de la peur malade, c’est cela qu’il faut éviter. Nous avons tous peur et c’est normal.

Y a-t-il une différence entre la panique et la peur ?

La panique est incontrôlable. Une de mes patientes a vécu dans un supermarché une crise de panique. La panique a deux particularités : elle est incontrôlable, irrationnelle et elle touche également le corps qui transpire, tremble et parfois même s’évanouit. C’est une attaque de panique. Le sujet doit être traité immédiatement. Ce n’est pas le plus fréquent en ce moment. Vous venez de mentionner ce médecin qui propose un nouveau traitement antipaludéen pour le virus. Or, il vient d’arriver que devant l’institut où il travaille une file de personnes qui ont peur s’est amassée. Les gens sont allés lui demander de détecter le coronavirus et éventuellement de les traiter. En d’autres termes, ils se sont offerts spontanément en cobayes.

Sommes-nous confrontés à une anxiété primitive et imparable en ce moment ou non ?

Je ne le vois pas de cette façon. La peur panique n’attaque que ceux qui étaient déjà fragiles avant l’invasion du virus. La réaction face au virus pour tous ceux qui étaient bien avant est une réaction de peur normale. Autre chose est la peur panique de cette patiente au supermarché, qui était déjà malade auparavant.

Comment agir lorsque le virus est prioritaire partout dans les hôpitaux par rapport à d’autres maladies, qu’elles soient oncologiques ou cardiologiques ? Faut-il choisir ceux que l’on va sauver ?

C’est un point très délicat discuté parmi mes collègues. Un médecin ami qui travaille comme anesthésiste m’a confié que pour le moment c’était terrible car il fallait choisir quel patient traiter. Et il est vrai que la plupart des patients atteints d’une pathologie qui peut attendre, qui n’est pas une pathologie urgente, sont laissés de côté pour qu’on puisse soigner tous ceux qui, en ce moment, risquent la mort.

C’est certain. Mais c’est une sorte de darwinisme générationnel. Ils sauvent ceux qui sont le plus susceptibles d’être sauvés, pas les autres. En Grande-Bretagne, les personnes âgées sont obligées de signer une décharge pour ne pas être réanimées. Comment la société peut-elle affronter cette possibilité réelle qu’est la mort d’une partie de ses membres par manque de moyens ?

C’est comme cela. Je pense que ce darwinisme de circonstance est ce qui prévaut lorsque l’on vit des situations d’urgence graves. Souvenez-vous de l’accident d’avion qui a eu lieu dans la Cordillère des Andes, où les survivants ont effectivement discuté de qui allait manger qui, dans cette situation extrême si tragique.

Comment vous préparez-vous à la mort ?

La première préparation à la mort est de se dire que nous sommes très heureux d’avoir vécu ce que nous avons vécu. C’est la première chose pour affronter la mort. La première préparation à la mort est d’être fier et heureux de la vie que nous avons eue jusqu’à aujourd’hui et de la chance que nous avons d’aimer, d’agir, de travailler, de procréer, de produire. La seconde est de penser que la mort est inévitable. Quand on me dit que tel ami a vécu jusqu’à 108 ans, je pense que c’est horrible. Ce n’est pas tant la mort qui me préoccupe, que la manière dont je vais mourir. Si je dois mourir entouré des gens qui m’aiment, c’est cela qui est important. La mort elle-même viendra comme elle vient pour tout le monde.

Croyez-vous qu’on puisse créer un nouveau paradigme mondial comme ce fut le cas après les attentats du
11 septembre à New York ?

Cette expérience de la pandémie sera inoubliable, comme a été inoubliable la pandémie de grippe espagnole des années 1918-1919 qui a tué presque 100 millions de personnes. À côté de cela, notre épidémie n’est rien. C’était terrible vraiment, c’était l’apocalypse. Je pense que notre pandémie restera une expérience où beaucoup d’entre nous seront devenus plus humbles. Une telle expérience montre qu’il existe quelque chose de supérieur à nous. Certains diront que c’est la nature, peut-être une nature malade, une nature hostile. C’est une nature contre l’homme. D’autres diront que c’est Dieu qui nous punit. En un mot, cette expérience de la pandémie est pour moi l’expérience de l’humilité. Elle nous appelle à être humbles.

Tout sera remis en cause après cette crise par les peuples : mondialisation, concentration économique, pouvoir des grandes puissances, décisions des gouvernements, politiques de santé, protection. Comment vont-ils réagir ? Croyez-vous que ces valeurs qui unissent les gens aujourd’hui dans la pandémie : la solidarité, la peur qui les rend plus humains, pourront être préservées ou pensez-vous qu’après cette pandémie le monde continuera comme d’habitude ?

Je crois qu’essentiellement il y aura du changement. Certes, les pays dominants vont redevenir dominants. La macroéconomie dans laquelle nous vivons, où il y a beaucoup d’argent dans le monde, beaucoup, beaucoup d’argent, continuera. Ce qui va changer sera une certaine humilité. Les systèmes de santé vont changer. Il y aura sûrement une meilleure organisation des hôpitaux, des cliniques, de la distribution d’appareils médicaux. D’un point de vue médical et sanitaire, nous serons renforcés. Nous allons retenir cette leçon.

Peut-il y avoir une nouvelle ère de solidarité ? Croyez-vous que la société à venir va se construire sur les valeurs de cette crise actuelle, qui ont refait surface, ou sur la valeur de l’argent, qui nous a conduit à cette crise ?

Cela ne va pas changer. Nous serons certainement plus solidaires. Nous deviendrons davantage préoccupés par la santé et les traitements préventifs de nouvelles pandémies. Mais je ne pense pas que nous changerons pour l’essentiel de ce qui est la relation dominants/dominés. En revanche, j’insiste, cette pandémie est une merveilleuse expérience d’humilité, de courage et d’adaptation. J’ai hâte de le dire. C’est un message que je transmets à tous, en particulier aux jeunes, pour les convaincre qu’il est merveilleux que nous puissions relever ce défi et que nous réussirons.

Retrouvez l’interview original (en espagnol) sur le site du quotidien ClarínCoronavirus: “Estamos en todo el mundo aprendiendo a vivir confinados”