« Tous les matins, je prends mon tracteur… »

Interview de J.-D. Nasio par Maria Laura Avignolo
Traduction de l’espagnol par M. Olazagasti et J. Rotella

Le psychiatre argentin J. D. Nasio, résidant à Paris depuis 1969, est devenu une référence de la psychanalyse lacanienne ainsi que de l’analyse d’enfants apprise aux côtés de Françoise Dolto. Récemment promu au rang d’Officier de l’Ordre National du Mérite, il vient d’accorder une interview à Maria Laura Avignolo du quotidien El Clarín, avec qui il à dialogué sur Lacan, ses maîtres argentins, la difficulté de vivre et la peur sociale.

Il est habillé comme un dandy, en hommage peut-être à son maître, Jacques Lacan. La petite rosette bleue d’Officier de l’Ordre du Mérite brille sur le revers de sa veste grise. Il a déposé soigneusement son chapeau noir et son élégant pardessus à côté de lui. Le Docteur Nasio, né à Rosario, médecin argentin devenu français, exerce depuis plus de quarante ans comme psychanalyste réputé à Paris. Il fut auparavant psychiatre à l’hôpital « Evita » de Buenos Aires et répond à nos questions dans son cabinet très lumineux du 16e arrondissement de Paris, situé au bord de la Seine, près de la Tour Eiffel.

Dans un espace orné d’orchidées blanches, s’entassent dans un coffre de petits jouets que ses tous jeunes patients lui ont apportés en guise de paiement pour leurs consultations. Pendant son entretien avec El Clarín, il nous parlera de ses débuts en France et aussi de l’expérience qui l’a amené à être ce qu’il est devenu. J.-D. Nasio est arrivé en France en 1969 grâce à une bourse destinée à étudier la psychanalyse. Aujourd’hui, il est l’un des plus prestigieux disciples de Lacan, formé également auprès de la célèbre analyste d’enfants, Françoise Dolto. Il a déjà publié près de quinze livres tous traduits en de nombreuses langues, ce qui lui a valu, entre autres mérites, d’être nommé Chevalier de la Légion d’Honneur en 1999, puis, tout récemment, Officier de l’Ordre National du Mérite sur la proposition du Gouvernement français en la personne du Premier Ministre, Jean Pierre Raffarin.

Parler de cette reconnaissance l’émeut, « Parce que je suis un travailleur, explique-t-il. Je travaille beaucoup, vraiment beaucoup. Je pense que cela est dû en partie à ma condition d’immigrant. Nous les immigrants, comme tous nos grands pères, italiens, basques ou juifs qui se sont installés sur des terres inconnues, nous travaillons inlassablement le sol du pays qui nous accueille. Je me le dis toujours : quand j’arrive à mon cabinet, je monte sur le tracteur. Je prends mon tracteur tôt le matin, à 7h45, et je travaille toute la journée en essayant de défricher la terre de la pensée. Quand les consultations se succèdent et que je me rends disponible pour chaque patient, je monte sur le tracteur ; quand j’écris un livre, je monte sur le tracteur ; quand j’enseigne, je monte sur le tracteur ; et à la longue, on finit par avoir le goût de l’effort et l’amour du tracteur. »

Pour un psychanalyste, qui a besoin du langage comme outil, n’est ce pas un problème que de travailler dans une autre langue ? Comment en êtes-vous arrivé à maîtriser le français ?

– Ça c’est un secret ! Quand je suis arrivé à Paris, je ne connaissais pas un seul mot de français. Au début, j’ai fait comme tout le monde et je suis allé étudier à l’Alliance française. Plus tard, mon premier livre de lecture fut les Écrits Lacan. Si vous ouvrez mon vieil exemplaire des Écrits, vous verrez que tous les mots français se trouvent traduits en espagnol, au crayon, dans la marge. J’ai fait comme Démosthène le bègue, qui, pour apprendre à parler, introduisait des pierres dans sa bouche. C’est ainsi qu’il est devenu l’un des plus célèbres orateurs de la Grèce antique. Moi aussi, j’ai mis les pierres lacaniennes dans ma bouche pour apprendre à parler le Français. Mais ce n’est pas cet artifice qui m’a le plus aidé. Non. Le vrai secret, le voici : je restais assis des heures et des heures en copiant les plus grands textes de la littérature française. Je copiais sans cesse, tout le temps, comme les moines médiévaux qui passaient leur vie à copier la Bible. Je me disais : « Il faut que cela entre, et que cela entre par le corps, de tous les côtés ». C’est ainsi que je copiais et copiais, parfois aveuglément, parfois sans même comprendre le texte – je recopiais les plus belles pages de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Mallarmé et de beaucoup d’autres grands auteurs de notre littérature. Il fallait que le français entre en moi non seulement par les yeux mais aussi par la main. Après cela, j’étais comme ces petites voitures à ressort que l’on remonte et qui fusent et roulent toutes seules dès qu’on les lâche. En 1969, à mon arrivée, j’écrivais mes textes en espagnol, mais à partir de 1970, jamais plus une ligne dans ma langue maternelle ! Depuis, je n’écris qu’en français.

 

Vous rêvez en français ?

– Oui, effectivement. Je me sens pétri de cette langue qui possède toutes les nuances d’une belle langue, un riche vocabulaire et une syntaxe bien articulée pour exprimer clairement une idée. Il est très difficile d’exprimer certaines idées psychanalytiques complexes. Pour y parvenir, je me sers de la rigueur du français, mais l’espagnol de l’Argentine me donne le tempo et sa musique très rythmée. Alors, je gagne sur tous les plans.

 

Comment avez-vous connu Lacan ?

– J’ai pris connaissance de son nom au début de l’année 1966, dans une note en bas de page d’un livre de Louis Althusser. Je me suis dit : « Comment ! Un marxiste qui lit un psychanalyste nommé Lacan ! » J’ai essayé immédiatement de me procurer ses textes et j’ai trouvé par hasard un exemplaire d’occasion des Écrits, égaré chez un bouquiniste de l’avenue Corrientes, à Buenos Aires. J’ai commencé à le lire avec un ami qui connaissait le français. Plus tard j’ai contacté Oscar Masotta qui, lui aussi s’intéressait à Lacan, et petit à petit je me suis fait à l’idée que je devais voyager en France pour étudier la psychanalyse lacanienne à la source. J’ai donc obtenu une bourse et, dès mon arrivée ici, je suis allé directement rendre visite à Lacan. Il était très ému de savoir que le gouvernement français avait accordé une bourse à un jeune psychiatre argentin pour étudier avec lui. Lacan était très sensible à toute reconnaissance officielle. Ainsi commença notre relation. Ensuite, quand il m’a demandé de corriger la version espagnole des Écrits, j’ai eu alors la chance de le rencontrer très souvent. On dînait fréquemment ensemble, et parfois même, il m’invitait à sa maison de campagne. J’ai eu le grand privilège, étant si jeune, de le côtoyer de très près. Plus tard, j’ai suivi une supervision avec lui pendant sept ans et suis entré dans son Ecole. Mais l’événement culminant de notre relation – événement qui m’honore beaucoup plus encore que la Légion d’Honneur et l’Ordre du Mérite que je viens de recevoir – eut lieu le matin du lundi 14 mai 1979 quand Lacan m’enjoignit : « Nasio, demain vous faites mon séminaire ! ». Et c’est ainsi que sidéré, ivre de bonheur et de peur, j’ai parlé debout à l’endroit même où il parlait d’habitude, devant l’immense auditoire de 800 personnes. Ce fut, je vous l’assure, une expérience incomparable et aujourd’hui inoubliable !

 

Était-il irascible comme on le dit ?

– Lacan était un homme très cordial, affable et ouvert. Mais avec lui, on avait toujours l’impression d’une distance, d’une retenue de l’être. Quand on regardait Lacan dans les yeux, on pouvait le sentir accueillant, mais il gardait toujours ce noyau secret fait de pudeur et de réserve qui le rendait inaccessible. En même temps, il ne doutait jamais de son intelligence et de sa culture exceptionnelles ; il lui arrivait même de se montrer arrogant et d’adopter parfois un ton méprisant à l’endroit de certaines personnes ; à l’exception bien sûr, des femmes. Oui, avec les femmes, Lacan se conduisait toujours en parfait gentleman, très attentionné et séducteur.

 

Avait-il mauvais caractère ?

– Oui, il avait très mauvais caractère ; il s’irritait de voir que ses élèves ne comprenaient pas toujours ce qu’il avançait. Il se sentait presque offensé. En outre, il était agacé à l’idée qu’on le copiait : il était très sensible au plagiat. Non pas tant au plagiat de ses propres disciples, puisque, jeunes et débutants, nous tous, nous copiions et reprenions à la virgule près, tout ce qu’il disait en essayant de l’accommoder à notre manière. Non, cela ne le dérangeait pas. Mais le plagiat venant de ses ennemis, allumait sa colère.

 

Vous avez parlé de l’héritage de Lacan. Comment parvenez-vous à rendre compatibles son enseignement avec les apports cliniques de Françoise Dolto ?

– Oh, ce sont deux maîtres très différents ! Dolto était une femme débordante de vie et très spontanée bien que préservant aussi son jardin secret. Mais probablement son travail quotidien avec les enfants la rendait très pragmatique et moins spéculative que Lacan, bien qu’ayant produit une théorie très élaborée de la psychanalyse, en particulier sa notion d’« Image inconsciente du corps ». Ce sont eux mes maîtres français, mais j’ai eu également de grands maîtres argentins dont je garde un souvenir ineffaçable et pour qui j’ai une fervente reconnaissance. Ainsi Mauricio Goldenberg qui dirigeait le service de Psychiatrie de l’Hôpital « Evita » de Buenos Aires, service où j’ai appris l’essentiel de la clinique. Je reste infiniment redevable à cet Hôpital et à un maître comme Goldenberg qui m’a appris la façon d’écouter, d’observer et de parler au malade, pour saisir ce qu’il ne dit pas. Cette attitude réceptive du thérapeute est la clef de mon travail d’aujourd’hui visant avant tout à créer un lien stable et dynamique avec le patient. Or cet art du clinicien, c’est Goldenberg qui me l’a transmis. A présent, j’ai mon propre style et 40 ans de pratique se sont accomplis depuis que j’ai reçu ma première patiente sur le divan. Je ne l’oublierai jamais. C’était une femme homosexuelle ; la toute première séance eut lieu le 12 décembre 1964. J’étais très jeune.

 

Vous avez parlé du style. Comment acquiert-on un style en psychanalyse ?

– En 40 ans d’exercice, on le développe peu à peu et sans s’en apercevoir, mais – et je dis ceci pour les jeunes qui nous lisent – on ne peut dans aucune discipline posséder d’emblée un style avant au moins 25 ans de métier. C’est une impertinence de parler de style avant ce délai. Je puis dire que pendant ces quarante ans j’ai acquis progressivement un style personnel, transmissible, mais dont les racines se nomment Goldenberg, Valentín Barenblit, Hernán Kesselman, tous des maîtres qui m’enseignèrent les bases de la clinique.

 

Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à l’analyse d’enfants ?

– L’analyse d’enfants est très différente et beaucoup plus difficile que celle des adultes. Pour être un bon analyste d’enfants, il faut d’abord être un excellent analyste d’adultes, car l’enfant présente en effet une telle ouverture tant dans son corps que dans la candeur de son regard que si l’on n’y est pas attentif, on se laisse distraire par son innocence et l’on relâche la tension mentale indispensable pour engager un dialogue analytique fécond. Beaucoup de thérapeutes, au lieu d’analyser l’enfant, se mettent à jouer avec lui. Mais il ne faut pas jouer ! Il faut être très concentré et ne pas se laisser leurrer par la docilité et la facilité avec lesquelles il nous invite naturellement à nous approcher de lui. A l’opposé, le patient adulte est armé de défenses et la structure de sa personnalité est déjà très affirmée. Ce n’est pas aisé d’accéder à son inconscient, car il contrôle toutes les portes du palais. L’enfant est naturellement plus perméable, et du coup le praticien est souvent inattentif au risque de surfer sur les apparences et de ne jamais pouvoir communiquer avec son inconscient.

 

On dit aujourd’hui que les enfants dépriment et que même les bébés doivent aller consulter un psychanalyste ! Est-ce une mode ou le triomphe de la psychanalyse sur le Prozac ?

– Cette question me permet d’éclaircir les choses. La dépression chez le bébé dite « dépression du nourrisson », existe depuis que nous avons une conscience lucide des troubles psychiatriques infantiles, c’est à dire, depuis une soixantaine d’années. On sait qu’un état dépressif peut s’installer chez un nourrisson ou chez des enfants plus âgés, surtout vers sept ou huit ans. Mais ces dépressions n’ont pas été inventées par la psychanalyse même si ce sont les psychanalystes – je pense à Spitz – qui les ont le mieux étudiées. Vous savez, les dépressions du nourrisson sont très bien soignées par l’analyse d’enfant – de l’enfant et de la mère, bien entendu –, et j’ai personnellement traité avec succès un certain nombre de cas.

 

Quels sont les motifs de consultation les plus fréquents chez les enfants que vous recevez ?

– Quand il s’agit des bébés, le motif le plus fréquent est justement la dépression du nourrisson. Chez les enfants de deux ou trois ans, c’est plutôt l’agressivité – c’est le cas des enfants qui mordent les plus petits ou de ceux qui subissent des accès de colère –. L’autre grand motif de consultation à cet âge, ce sont les peurs nocturnes et plus globalement, ce que nous appelons les névroses infantiles phobiques. Chez les enfants déjà plus âgés, vers sept ou huit ans, on consulte souvent pour des problèmes d’échec scolaire et pour différents troubles que nous appelons « T.O.C. » – troubles obsessionnels compulsifs –, tous considérés comme les manifestations cliniques de la névrose obsessionnelle infantile. Les jeunes obsessionnels sont des enfants qui le soir, n’arrivent pas à trouver le sommeil sans vérifier auparavant, mille et une fois que la porte de leur chambre est bien fermée ou que le verre d’eau est placé sur la table de chevet exactement dans le coin à droite et non pas au centre. Ce sont des enfants qui ont le besoin impérieux, incontrôlable et compulsif d’accomplir leur rituel. Enfin, une autre raison de consultation à cet âge pré pubère est, ne l’oublions pas, l’incontinence urinaire. Actuellement, en France, on ne prescrit pas de médicaments aux enfants à la différence des États-Unis. Encore que je doive vous dire que parfois c’est indispensable. L’autre jour par exemple, j’ai reçu un enfant de dix ans gravement déprimé avec des idées suicidaires, que j’ai dû adresser à un collègue psychiatre pour qu’il lui ordonne un traitement médicamenteux. Le cas était si sérieux que j’ai même conseillé à sa mère d’installer une grille à la fenêtre de sa chambre. En France, nous sommes très réticents pour prescrire des médicaments aux enfants, mais parfois, vous le voyez, cela s’impose comme une nécessité.

 

La psychanalyse a-t-elle évolué ? Est ce que vous avez perçu des changements dans votre pratique ?

– C’est vrai. J’ai modifié ma pratique à différents niveaux et la psychanalyse a aussi changé. La psychanalyse ce sont tous les psychanalystes qui la font, et surtout ceux qui ont contribué à son développement ; c’est ainsi que vous parler de moi revient à vous parler de la psychanalyse, car je me considère comme l’un de ses représentants. Quand un psychanalyste travaille durant tant d’années, il évolue nécessairement. Pour ma part, j’ai appris à être plus pragmatique et beaucoup plus rapide. Avant, je ne captais pas immédiatement la problématique du patient. Maintenant, je vais le chercher à la salle d’attente et je saisis déjà l’essentiel du conflit qui l’habite. Souvent, après dix minutes d’entretien, j’ai pu confirmer ma première impression. Mais cette assurance des premiers instants ne m’empêche pas de rester prudent durant l’entretien parce qu’il arrive que je me trompe. Vous savez, un bon clinicien est celui qui pressent ce qu’il va trouver et qui cependant cherche obstinément à être détrompé par la découverte d’une réalité différente de celle qu’il s’était imaginé. Quant à mon évolution en tant que théoricien, j’en suis plutôt satisfait. Si vous lisez mes premiers livres, vous constaterez qu’ils sont marqués par un lacanisme rigoureux, mais pas toujours compréhensible. Le lacanisme est un code, une attitude et un dialecte. Je parlais le dialecte lacanien et je le parle toujours parfaitement, mais j’ai mûri et trouvé d’autres pays, d’autres langues et d’autres dialectes, y compris celui que je me suis forgé moi même. Aujourd’hui je pratique moins le dialecte lacanien et essaie d’employer un langage plus ouvert aux autres. Pour moi, le plus beau compliment c’est lorsqu’on me dit : « Docteur Nasio, quand je vous lis, je me sens intelligent ». Quand nous allions écouter Lacan, nous nous sentions complètement ignorants et bêtes. Ce sont deux styles opposés ; les deux ont du bon et du mauvais. Parce que si la personne qui assiste à mon séminaire se sent intelligente, plus tard peut-être, elle ne voudra plus travailler et approfondir la question traitée. Cela peut arriver. Or j’espère qu’elle sera vraiment intelligente pour se rendre compte qu’après avoir lu Freud par exemple – je me permets cette comparaison avec beaucoup de respect –, qu’après avoir lu Freud et l’avoir cru si facile, il faut revenir mille fois au texte. Car Freud n’est pas simple, même si nous le lisons toujours avec plaisir. Moi aussi j’essaie d’écrire des livres agréables à lire et je pense – c’est ma règle – que, quelque soit le concept psychanalytique, fut-il le plus subtil, on peut l’exposer dans un langage clair, distinct et surtout vivant, vibrant. Chaque fois que j’écris un texte, je ne simplifie pas, je ne masque pas la difficulté au lecteur, au contraire, j’essaie de la cerner et de la mettre à plat. Être clair signifie pour moi, montrer clairement où se trouve le nœud du problème. Quand j’y réussis, le lecteur peut avoir l’impression que mon texte est simple. Or, il n’est pas simple, mais clair. Si je devais résumer ma méthode en une formule, je vous dirais : ne jamais réduire la difficulté mais au contraire, l’isoler et la faire apparaître en gros plan.

 

Les analystes argentins, qui, rien que par la densité de leur population pourraient constituer une attraction touristique, sont-ils inféodés aux écoles ou sont-il flexibles ?

– Ils sont très flexibles parce que la flexibilité est le propre de l’expérience. L’expérience est une suite de péripéties : être tour à tour content d’avoir réussi, puis déçu, ensuite désespéré de croire qu’il n’y a plus d’issue, refaire surface, retrouver son élan, être à nouveau content, rechuter encore, s’interroger, douter, etc… C’est pourquoi toute expérience vous rend obligatoirement plus souple, plus élastique, malléable et ouvert. Si les psychanalystes sont si nombreux en Argentine, c’est probablement à cause de leur désir fébrile d’apprendre. En Argentine nous avons et nous avons toujours eu une force, une soif de connaître qui fait de nous des gloutons avides de savoir. Parfois, on va trop loin et nous sommes plus papistes que le Pape. A une époque, nous avons vécu une folle gloutonnerie de lacanisme accompagnée de son inévitable dogmatisme, mais à présent la communauté psychanalytique argentine est beaucoup plus mûre et mieux assise dans sa culture. Les psychanalystes argentins ont acquis aujourd’hui une grande expérience en théorie lacanienne – je reste très admiratif des travaux de mes collègues argentins –, ils sont très studieux et la rigidité du début a quasiment disparu.

 

Quand une personne est-elle psychanalysable ?

– C’est une très belle question. En général, les patients ne viennent pas pour demander une analyse, ils viennent parce qu’ils se sentent mal. C’est une erreur de croire que les gens vont voir un psychanalyste pour faire une psychanalyse. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. 90 % de ceux qui viennent me voir, consultent parce qu’ils souffrent. Peu leur importe que je sois psychanalyste, psychiatre ou psychologue, ce qu’ils me demandent est de les débarrasser du poids qui rend leur vie insupportable. Nous souffrons tous, mais habituellement, nous nous en accommodons. D’abord, nous résistons tout seuls ; puis, si nous n’y parvenons pas, nous recourons à notre compagnon ou notre compagne ; et si cela reste insuffisant, nous parlons à un ami ou à quelqu’un de la famille ; et enfin, si la souffrance nous déborde, alors on se dit : « Je vais consulter. » Je ne conseille donc pas de consulter tout de suite. Je demande à chacun qu’il essaie d’abord d’apprendre à gérer son angoisse et si malgré tout la souffrance se fait intolérable au point d’envahir la vie, alors oui, il faut s’adresser à un professionnel. Les gens que je reçois disent : « Docteur, je n’en peux plus ; j’ai besoin d’un spécialiste qui s’occupe enfin de moi ». Certains savent que je suis psychanalyste, mais la plupart l’ignorent. Il est des patients à qui je vais très vite proposer le protocole de l’analyse ; à d’autres non. Cela dépend de la nature de leur plainte. Vous me demandiez qui est analysable ? Cette femme désespérée depuis que son mari l’a abandonnée et qui se sent seule et trahie ? Ou ce père de famille qui voudrait être délivré de son mal caché, de sa « toxicomanie » inavouable, de son besoin compulsif de fréquenter régulièrement des prostituées ? Ces deux personnes sont parfaitement analysables parce que, au-delà de leurs problèmes, elles croient à l’aide qu’un psychanalyste peut leur apporter. C’est comme si elles nous réclamaient : « S’il vous plait, entrez dans mon monde psychique et aidez-moi à retrouver mon équilibre ! » Être analysable veut donc dire : souffrir, vouloir comprendre, et croire à l’aide qu’un psychanalyste peut apporter.

 

Quel patient vous n’accepteriez pas ?

– Il est en effet quelques patients difficiles, voire intraitables par la psychanalyse comme par exemple les pervers (pédophiles, voyeuristes, etc…), certains toxicomanes graves et la plupart des psychopathes et sociopathes.

 

Peut-on vivre en permanence avec la peur, comme c’est le cas actuellement ?

– La peur est un sentiment immémorial. La nouveauté est peut-être qu’actuellement nous la ressentons de manière diffuse. Après l’ébranlement provoqué par les attentats du 11 septembre, nous vivons dans un climat d’insécurité fondamentale. Nous avons perdu la confiance de base qui assurait notre innocente insouciance. À chaque fois que je regarde la Tour Eiffel, je me dis : « Aujourd’hui un avion peut surgir de nulle part et l’anéantir en un instant. »

 

Peut-on vivre avec cette peur sociale sans devenir malade ?

– Oui, heureusement, sinon tout le monde serait malade. Il faut bien distinguer la peur ambiante dont nous parlions et le sentiment d’être personnellement visé par la menace. Une chose, est de vivre dans un état d’insécurité sans en être obsédé ; le danger est souvent oublié. Une autre, très différente, est d’être en état d’alerte permanent, de croire que le danger est imminent et de polariser toute sa vie autour d’une menace, fût-elle objective. La santé est de pouvoir suffisamment oublier le danger pour continuer à vivre.